LA SYMBIOSE CHÊNE-GEAI
La symbiose entre le chêne (groupe Quercus) et le geai (Garrulus Glandarius) est un exemple parfait de coévolution entre un végétal et un animal. Il existe de nombreuses symbioses dans le monde vivant, entre deux animaux, comme celle existant entre le poisson-clown et l’anémone de mer ou entre végétal et animal, comme les plantes pollinisées par les insectes. On estime que 25-80% des plantes en zone tempérée dépendent de la dispersion des graines facilitée par des animaux, ou zoochorie (Howe et Smallwood, 1982)
Pour simplifier le propos sur la symbiose chêne-geai, nous pouvons affirmer que, sans chênes, pas de geais, et, sans geais, pas de chênes.
Mais la symbiose chêne-geai est tout à fait exemplaire d’une part par sa proximité avec la population humaine (même si nous ne la remarquons pas au premier abord), et par ses effets considérables sur les forêts qui nous entourent, d’autre part. En France, comme en Europe, ses effets sont présents tout autour de nous. Les forêts de chênes, par leur importance en termes de surface et de poids économique nous côtoient dans les campagnes jusque dans les parcs urbains. Dans l’histoire de la forêt française, connue à partir de la période gauloise (grâce notamment aux écrits de Jules césar sur la Conquête des Gaules), le chêne a toujours tenu une place centrale, économiquement comme socialement.
« Il n’est pas nécessaire de planter des chênes car les geais le font en abondance » Krebs, 1889 (traduit de l’allemand).
« Il n’est pas extravagant, mais d’un bon investissement, pour les chênes que de fournir de la subsistance à des populations durables d’animaux associés » Grinnell, 1936 (traduit de l’anglais).
HISTOIRE DU PEUPLEMENT DU CHÊNE EN EUROPE : LA PERIODE POST-GLACIAIRE
La présence structurante et ancienne du chêne en France serait impossible sans la compagnie millénaire du geai des chênes, c’est ce que nous apprend notamment l’histoire de la colonisation du chêne en Europe depuis la dernière glaciation, il y a 13 000 ans. A cette époque, le chêne ne subsistait qu’à l’extrême sud de l’Espagne, de l’Italie et de la Turquie. En 6 000 ans (soit moins 7 000 ans), il avait recolonisé tout le territoire français et une bonne partie de l’Europe occidentale (Ducousso, Petit, 1994).
Cette migration est bien documentée, même si certaines zones d’ombre subsistent. Cette histoire procure un éclairage intéressant pour les problématiques de migration que nous connaissons aujourd’hui avec les changements rapides de climat (lien chêne et changement climatique). Les recherches ont démontré que la dispersion et la migration du chêne post glaciation est l’œuvre d’animaux (rongeurs, oiseaux) et principalement de l’activité disséminatrice à longue distance du geai des chênes (Garrulus Glandarius).
Durant tous ces millénaires, la symbiose chêne-geai a permis une progression considérable de la forêt et continue aujourd’hui d’étendre l’aire de répartition des chênes sur le continent eurasiatique. Il est intéressant de noter également que des études similaires en Amérique du Nord montrent le rôle central des trois geais américains dans la colonisation post-glaciaire du chêne vers le Nord et l’Ouest du continent. Par bien des aspects d’ailleurs, la symbiose entre les geais et les chênes d’Amérique ressemble à ce que nous étudions en Europe entre notre geai (Garrulus Glandarius) et les différentes espèces du genre Quercus.
BILAN ECOSYSTEMIQUE DE LA SYMBIOSE CHÊNE-GEAI
Revenons en France pour expliciter les relations en jeu dans cette symbiose qui relie le chêne, le geai mais aussi nous, humains.
Les geais plantent la grande majorité des chênes, qui peuplent nos forêts en produisant du bois et en servant de puits de carbone.
(1) Nous disposons de peu d’informations précises sur le recensement des geais des chênes en France. Les estimations donnent un spectre large allant de 400 000 couples à 900 000 couples autour de 2015. Il semble que la population de geais a connu une augmentation entre 2000 et 2013, puis une légère décroissance depuis 2013 (source Réseau Vigie Nature). Les autres données connues en Europe concernent les populations en Grande-Bretagne (170 000 couples) et en Suisse (60 000 couples). En attente d’études statistiques plus précises, il semble raisonnable de retenir le chiffre de 400 000 couples pour la France.
(2) A l’automne, chaque geai disperse environ 5 000 glands (données moyennes études scientifiques), dont la majorité ne sont finalement pas consommés et restent en terre (données moyennes études scientifiques). Considérant que 14% (Bossema, 1989) de ces glands restés cachés seront consommés par d’autres animaux (rongeurs, oiseaux, cervidés, sangliers), on estime donc que 2 Milliards de glands sont ainsi plantés en terre par les geais chaque année dans les forêts françaises.
(3) Pour estimer la capacité de reboisement de la population de geais en France, il nous faut prendre en compte uniquement les dispersions « efficaces » pour les forestiers (emplacements propices à l’itinéraire sylvicole et au potentiel de croissance de l’arbre – sol, exposition), ainsi que le taux de levée (germination) des glands. Respectivement estimées à 25% et 70%. Le nombre effectif de chênes ainsi plantés par les geais en France peut être estimé à 350 millions d’arbres chaque année, soit l’équivalent d’environ 116 000 hectares de surface forestière (à raison de 3 000 plants à l’hectare).
(4) Pendant la période de nourriture des jeunes geais au nid (durée 20 jours) entre avril et juin, les geais ont un besoin ponctuel de protéines qu’ils trouvent en se nourrissant de chenilles, dont la chenille processionnaire du chêne (Thaumetopoea processionea) si celle-ci est présente. Ils participent ainsi avec d’autres oiseaux comme le coucou ou la mésange à l’élimination du parasite.
(5) En retour, les glands constituent 50% de la nourriture annuelle des geais (Bossema, 1979) et sont absolument vitaux pour ces oiseaux car ils représentent l’essentiel de la nourriture hivernale (glands cachés au sol à l’automne).
(6) Répartis sur 7 millions d’hectares et présents dans 41% de nos forêts, les chênes (famille Quercus) sont la première essence en France, en volume sur pied. La France est le premier producteur de bois chêne en Europe et le deuxième exportateur mondial (derrière les USA).
(7) L’accroissement naturel du chêne en France (production sur pied) est de 16 millions de m3 par an. La moitié de cet accroissement est récolté pour les besoins de la filière bois (soit 8 millions de m3) pour un chiffre d’affaires estimé à 1 Milliard d’Euros. L’autre moitié de la production annuelle reste sur pied et contribue à hauteur de 8 millions de tonnes de CO2 de puit de carbone (ceci ne prend en compte que le CO2 stocké par la partie aérienne des arbres et ne comptabilise pas le CO2 supplémentaire stocké par le sol forestier).
(8) Les différentes essences de chênes sont reconnues pour abriter une biodiversité très large, environ 1 000 espèces de végétaux et 500 espèces d’animaux (Hultgren et al., 1997).
LA SYMBIOSE AU SERVICE DU FORESTIER
Quel forestier n’a pas fait l’expérience de trouver des rejets de chênes bien vigoureux alors que le géniteur le plus proche se trouve à des dizaines, voire des centaines de mètres de là ? Qui n’a pas eu la bonne surprise de constater après une campagne de plantations de chênes (semis ou plants), un nombre finalement plus élevé de jeunes arbres que ce qui avait été planté ?
Quelques jeunes chênes sur une friche alors que le semencier le plus proche est à 100 mètres : l’œuvre du geai.
Nous, forestiers, profitons de cette dynamique naturelle offerte gratuitement par les geais des chênes, année après année. Pouvons-nous la quantifier d’une part, et l’évaluer économiquement d’autre part ?
ESTIMATION CHIFFREE DU SERVICE ECOSYSTEMIQUE DU GEAIS DES CHENES
Avec nos connaissances actuelles sur la régénération du chêne d’une part et sur l’éthologie du geai d’autre part, il est possible d’estimer économiquement la contribution de l’activité disséminatrice de la population des geais en France, avec la prudence nécessaire à une telle entreprise qui implique estimations, postulats et autres données partielles. Cet exercice nécessitera dans l’avenir des contributions supplémentaires, des amendements. C’est un des objectifs de l’association Quercus & Garrulus d’améliorer la précision de ces chiffres.
La méthode d’évaluation est celle du « coût de remplacement ». En d’autres termes, quel serait le coût financier si les semis effectués par les geais des chênes étaient réalisés par des moyens humains ?
(1) Une étude de l’Université de Stockholm (Hougner, Colding, Söderqvist, 2005) effectué en forêt publique de Stockholm chiffre le coût de remplacement pour le service écosystémique des geais des chênes compris entre 3 000€ (35 000SEK) et 13 760€ (160 000SEK) par couple de geais et par an. L’écart important des résultats tient au fait que l’étude chiffre le coût de remplacement à la fois en semis directs et aussi en plantation de jeunes plants (coût humain plus important).
(2) Calcul par le nombre de semis – équivalent semis par moyens humains. Nous estimons à 500 millions (schéma ci-dessus) le nombre de semis « efficaces » (c’est-à-dire propices à remplir des objectifs forestiers utiles à la régénération ou la migration des chênes). Sur la base d’un coût moyen de 2€ par semis (préparation sol + coût des graines + semis), le service de plantation annuel de chênes par les geais serait estimé à 1 000 millions d’Euros en France (voir schéma ci-dessus), soit 2 500 euros par couple de geais et par an. Pour extrapoler sur une « carrière » complète de planteur de 15 ans (la durée de vie d’un geai est de 18 ans), un couple de geais fournirait un service de plantation de l’ordre de 37 500 Euros au cours de sa vie.
(3) Une autre base de calcul pourrait partir de l’estimation du nombre annuel de nouveaux chênes en régénération naturelle sur le territoire français. Dans son étude précurseur de 1979 (devenue un classique de l’étude sur la symbiose chêne-geai), Bossema dénombre 59% de plantules issues de glands plantés par les geais dans des parcelles de régénération naturelle. En effet, ces glands sont reconnaissables par la marque en « V » du bec de l’oiseau sur les cotylédons.
Ces premières estimations sont une base de travail et demandent à être amendées en fonction de la progression de nos connaissances. Etant donnés les écarts obtenus entre les différentes approches, il nous semblerait très utile de conduire de nouveaux programmes d’étude visant à préciser le chiffrage des services écosystémiques en jeu dans la symbiose entre le chêne et le geai.
ENCOURAGER LE MUTUALISME VEGETAL-ANIMAL
Nous pouvons citer les mots de conclusion de l’étude de synthèse sur les symbioses entre les corvidés et les chênes dans l’hémisphère nord (Pesendorfer, 2016) :
« L’importance de la dispersion des graines en jeu dans le mutualisme entre les geais et les chênes montre à quel point nous avons besoin d’améliorer nos connaissances sur les possibilités de gestion forestière, pouvant impliquer l’utilisation des services écosystémiques des geais. Dans beaucoup d’endroits de l’hémisphère nord, l’habitat des chênes et des pins décline et, du fait de leur rôle d’espèces clés de ces écosystèmes, ils sont au centre des efforts de conservation. Des techniques comme la mise à disposition de graines, la création d’espace propices à la collecte et à la cache des graines par les geais, ont été utilisées par les forestiers de longue date. Néanmoins, nous pensons qu’il existe un potentiel plus important à l’utilisation des services d’ingénierie et de régénération des corvidés ».</span> (traduit de l’anglais)